12
— Un seul après-midi, répétai-je. Je n’ai pas passé plus de six heures là-bas, Barrons.
— En Faery, innocente ! grommela-t-il. Vous savez que le temps ne s’écoule pas à la même vitesse là-bas. Nous en avions pourtant parlé !
J’avais donc perdu un mois de ma vie, sur une plage au soleil, avec Alina ? Je nageais en pleine confusion. Avais-je vieilli d’un mois, ou seulement d’une demi-journée ? Que se serait-il passé si j’étais restée avec ma sœur pendant une semaine ? Aurais-je été absente une année entière ? Dix ? Qu’est-ce qui avait changé pendant tout ce temps ? Je regardai par la fenêtre. Sur un point au moins, la situation était identique : il pleuvait toujours.
— V’lane m’avait promis que cela ne me prendrait qu’une heure de mon temps. Il s’est joué de moi ! m’écriai-je.
— « V’lane m’avait promis ! Il s’est joué de moi ! » répéta Barrons d’une voix de fausset. Enfin, que croyiez-vous ? C’est un faë, mademoiselle Lane ! Un… comment les appelez-vous… un faë de volupté fatale. Il vous a embobinée et vous avez marché. Que dis-je ? Vous avez couru ! Dans quels autres pièges êtes-vous tombée ? Et d’abord, pourquoi lui avoir accordé une heure en Faery ?
— Je ne lui ai jamais accordé une heure en Faery ! Notre marché était que je passerais une heure avec lui, au moment de son choix. Il n’a jamais précisé où cela devait se dérouler.
— Cela ne me dit pas pourquoi vous avez accepté de passer une heure avec lui ! s’impatienta Barrons.
— Pour qu’il m’aide à chasser les Ombres du magasin !
— J’aurais très bien pu le faire, moi !
— Encore eût-il fallu que vous soyez là !
Une vraie scène de ménage.
— Les pactes avec le Diable finissent mal, en général. C’est de notoriété publique. Vous ne recommencerez pas. Me fais-je bien comprendre ? Si je dois vous enchaîner à un mur pour vous protéger de votre propre naïveté, je n’hésiterai pas !
Il me parcourut d’un regard noir.
J’agitai bruyamment mes chaînes en montrant mes poignets.
— C’est déjà fait, Barrons. Trouvez quelque chose de nouveau.
À mon tour, je fronçai les sourcils. Il voulait m’intimider, m’obliger à baisser les yeux ? Pas question. Même enchaînée et vêtue en tout et pour tout d’un bikini string. J’étais de moins en moins facile à intimider, et je ne baisserais plus jamais les yeux.
— Qui a mis le magasin à sac, Barrons ?
J’avais beaucoup de questions à lui poser, et jusqu’à présent, il ne m’en avait pas laissé le temps. Dès qu’il m’avait vue, il s’était rué vers moi, m’avait jetée sans ménagement sur ses épaules, portée jusqu’au garage, m’avait ôté ma ceinture à outils et enchaînée à une poutrelle métallique. Je n’avais pas opposé la moindre résistance : il y avait plus d’acier en lui que dans la poutre à laquelle j’étais adossée.
Je vis tressaillir un muscle de sa mâchoire. Il se détourna et se dirigea vers un petit établi sur roulettes qu’il approcha de moi. Puis il prit un coffret de bois long et plat sur l’une des nombreuses étagères à outils.
— Que faites-vous ? demandai-je, vaguement alarmée.
Avec des gestes précis, il vida le coffret de son contenu, qu’il déposa sur la table roulante, juste à côté de moi. Deux petits flacons emplis de liquide, l’un rouge, l’autre noir – du poison ? de la drogue ? – puis un couteau très pointu, terminé par une pointe longue et acérée.
— Vous allez me torturer ? demandai-je, incrédule.
Sans répondre, il ôta du coffret une bougie de suif à la longue mèche noirâtre.
— Me jeter un sort ?
En était-il capable ?
— Ce que je m’apprête à faire, mademoiselle Lane, s’appelle un tatouage.
Il ouvrit les petites bouteilles, déroula un étui de cuir repoussé qui contenait tout un assortiment d’aiguilles et alluma la bougie. Puis il entreprit de faire chauffer l’une des aiguilles à la flamme.
Je ravalai un cri de terreur.
— Certainement pas. Maman me tuera !
Les liquides étaient de l’encre, pas du poison, mais je ne savais pas si je devais ou non m’en réjouir. Une drogue finissait toujours par se dissiper. Un tatouage était définitif.
Barrons me lança un coup d’œil sardonique.
— Il serait temps de grandir.
Je ne faisais que cela et, qu’il le croie ou non, je me débrouillais plutôt bien. Il n’y avait rien d’immature à respecter les sentiments de ma mère – je dirais même que c’était l’inverse –, que, d’ailleurs, je partageais. J’avais beau appartenir à une génération abonnée aux tatouages, piercings et autres mutilations volontaires, je m’étais juré, des années plus tôt, que j’entrerais dans ma tombe dans le même état qu’au jour de ma naissance, à part peut-être quelques rides en plus.
— Vous ne me tatouerez pas, dis-je d’un ton résolu.
— Essayez de m’arrêter.
Devant son sourire de matou gourmand, je me sentis pousser des oreilles grises et un petit museau pointu. Il ne plaisantait pas. Il m’avait enchaîné, et il s’apprêtait réellement à me tatouer. Il allait rester tout près de moi, travailler avec lenteur et précision sur ma peau nue, pendant ce qui risquait bien d’être des heures entières… Rien que d’y penser, j’en avais des sueurs froides.
Je m’efforçai de conserver mon calme. Il devait exister un moyen de négocier avec lui.
— Pourquoi voulez-vous me tatouer, Barrons ? demandai-je de ma voix la plus lénifiante et la plus raisonnable.
— Le dessin contient un sort qui me permettra de vous retrouver la prochaine fois que vous ferez passer vos petits plaisirs égoïstes avant les choses sérieuses.
— Mes petits plaisirs égoïstes ? répétai-je, outrée, parce que vous croyez que j’ai accepté ce marché pour m’amuser ? Vous n’étiez pas là pour m’aider à chasser les Ombres ; j’ai négocié de mon mieux avec celui qui s’est présenté.
— Je ne parle pas de V’lane, mais du fait que vous ayez choisi de rester en Faery.
À ces mots, la colère flamba en moi.
— Vous n’avez aucune idée de ce que j’ai vécu ! Ma sœur est morte brutalement, et tout à coup, elle était de nouveau là, devant moi, bien vivante. J’ai pu la voir, la toucher, entendre sa voix ! Savez-vous ce que c’est, de perdre quelqu’un ? D’ailleurs, la bonne question à vous poser, c’est plutôt de savoir si vous avez jamais aimé quelqu’un d’autre que vous-même, aimé au point de ne pas supporter de vivre sans cette personne ! Vous ne savez même pas ce que c’est que l’amour ! Ce n’était pas un petit plaisir égoïste, Barrons, c’était un moment de faiblesse.
Un moment de faiblesse que j’avais dépassé dès que j’avais rassemblé mes esprits. Par la seule force de ma volonté, j’avais fait disparaître le charme et vu au-delà de l’illusion. Je pouvais en être fière.
— Les gens dotés d’un minimum de sensibilité traversent tous des passages à vide, mais vous ne pouvez pas comprendre cela, poursuivis-je avec amertume. Tout ce que vous ressentez, vous, c’est de l’avidité, du mépris, et peut-être une érection occasionnelle – non pas pour une femme, mais pour de l’argent, une pièce de collection ou un livre rare. Au fond, vous n’êtes pas différent de vos rivaux ni de V’lane. Vous n’êtes qu’un mercenaire froid et sans â…
Sa main se referma sur ma gorge. Puis il se plaqua contre moi, m’écrasant de tout son corps contre la poutre glaciale.
— J’ai aimé, mademoiselle Lane, et même si cela ne vous regarde pas, sachez que j’ai perdu. Bien plus que vous ne pouvez l’imaginer. Je ne suis pas comme mes concurrents, et encore moins comme V’lane. Quant à mes érections, je vous rassure, elles n’ont rien d’occasionnel.
Il se pressa contre moi, m’arrachant un petit soupir de surprise.
— Il arrive même que ce soit pour une gamine insolente qui n’a rien d’une femme. Dernier point, c’est moi qui ai tout cassé au magasin, en ne vous trouvant pas. Vous devrez d’ailleurs vous choisir une nouvelle chambre, la vôtre est inutilisable. Je suis navré que votre gentille petite vie ait été chamboulée, mais vous n’êtes pas la seule dans ce cas, et il faut bien continuer. Alors, autant vous adapter.
Sur ma gorge, la pression de sa main se relâcha.
— Et j’ai bien l’intention de vous tatouer, mademoiselle Lane, que cela vous plaise ou non.
Son regard s’attarda sur ma peau nue – très nue ! – huilée au monoï et gorgée de soleil. Le haut de mon bikini, deux petits triangles d’étoffe rose vif reliés par une fine cordelette qui couvraient fort peu ma gorge, ne m’avait posé aucun problème tant que j’étais sur la plage, mais à présent, pratiquement nue et à portée de main de Barrons, j’avais l’impression d’avoir débarqué à la convention annuelle des requins mangeurs d’hommes après m’être enduite de sang frais.
Je ne pouvais pas le laisser me tatouer. Il fallait impérativement que je maîtrise ma nervosité et que je parvienne à le raisonner.
— Faites-le, Barrons, et je m’en vais d’ici. Vous n’aurez qu’à vous chercher un nouveau détecteur d’Objets de Pouvoir. Vous m’entendez ? Si vous me tatouez de force, nos chemins se sépareront. Définitivement. Je saurai bien trouver quelqu’un d’autre pour m’aider.
Je plongeai dans son regard couleur de ténèbres. Je n’avais pas invoqué le nom de V’lane – on n’agite pas un chiffon rouge devant un taureau en furie –, mais j’étais si déterminée que mes inflexions, d’un calme parfait, parlaient pour moi.
— Je vous somme d’arrêter. Je veux bien ne pas me formaliser de vos façons un peu rustres, mais là, vous allez trop loin. Je vous interdis de me…
J’hésitai, cherchant l’expression adéquate.
— De me marquer au fer rouge comme du bétail. Et cela, Jéricho Barrons, n’est pas négociable.
Il y a des limites que l’on ne peut pas autoriser les autres à franchir. Elles ne sont pas toujours rationnelles, ne paraissent pas nécessairement de la plus haute importance, mais vous êtes le seul à les connaître, et lorsque quelqu’un se heurte à l’une d’elles, vous devez la faire respecter. Sans compter que, dans ce cas précis, rien ne me garantissait que ce tatouage ne réservait pas de désagréables surprises…
Nous nous observâmes en silence.
Cette fois, si nous eûmes l’une de nos conversations muettes, je n’entendis pas une bribe de ce qu’il disait. J’étais trop occupée à lui envoyer un simple mot, de toutes mes forces : « Non ! » Sur une intuition, je cherchai la zone mystérieuse de mon cerveau que j’avais déjà explorée, soufflai sur les braises du brasier qui y couvait en permanence et m’efforçai d’injecter la formidable énergie qui en émanait dans l’implacable refus que j’opposais à Barrons. Comme si, en quelque sorte, je pouvais amplifier ce « non » par je ne sais quelle magie.
À ma surprise, Barrons me sourit soudain.
Mon étonnement alla croissant lorsqu’il se mit à rire, d’abord doucement, puis de plus en plus fort, jusqu’à être secoué par une véritable crise d’hilarité, qui jaillissait du plus profond de sa poitrine. Sa main passa de ma gorge à mes épaules, tandis que son sourire révélait des dents éclatantes de blancheur que rehaussait encore son teint mat. Il rayonnait d’une énergie magnétique, dont je percevais sur ma peau le bourdonnement et la puissante vitalité.
— Bien joué, mademoiselle Lane. Juste au moment où je commençais à vous trouver aussi décorative qu’inutile, vous sortez vos griffes.
Je ne compris pas s’il faisait allusion à mon refus verbal, ou si mes tentatives maladroites de le repousser en sollicitant la zone sidhe-seer de mon esprit avaient été couronnées de succès, mais il passa derrière moi et entreprit de détacher les chaînes qui me liaient à la poutrelle. Quelques instants plus tard, celles-ci tombaient sur le sol de béton dans un cliquetis d’acier.
— Vous avez gagné pour cette fois. Vous échappez au tatouage – provisoirement. En échange, vous allez faire quelque chose pour moi, et si vous refusez, je vous tatoue pour de bon. Et je vous préviens, mademoiselle Lane, si je dois vous enchaîner une deuxième fois aujourd’hui, il n’y aura pas de discussion. D’ailleurs, je vous bâillonnerai.
Il ôta son bouton de manchette, roula sa manche de chemise sur son bras et retira de son poignet un large bracelet d’argent, qu’il me tendit. Une impression de déjà-vu me saisit, et il me sembla voir V’lane et le Bracelet de Cruce, bien que celui-ci fût très différent. J’avais déjà remarqué ce bijou sur Barrons à plusieurs reprises. Docile, je le pris et le tournai entre mes doigts. Il était encore imprégné de la chaleur de son corps. La lourde pièce d’argent ornée de riches entrelacs celtiques, de runes et de symboles divers semblait fort ancienne, comme si elle sortait de quelque vitrine d’un musée.
— Mettez-le, ordonna Barrons, et ne l’enlevez jamais.
Je levai les yeux vers lui. Il était bien trop près de moi. J’avais besoin d’air. Esquissant un pas de côté par-dessus le tas de chaînes, je quittai mon inconfortable position entre son corps massif et la poutrelle d’acier.
— À quoi sert-il ?
— À vous localiser si vous disparaissez de nouveau.
— Auriez-vous vraiment pu me retrouver en Faery, si j’avais été tatouée ?
Il détourna les yeux.
— Au moins, dit-il après un long silence, j’aurais su que vous étiez vivante. Je n’en avais aucune idée.
— Pourquoi ne pas m’avoir d’abord proposé ce bracelet, avant d’essayer de me tatouer ?
— Un bracelet est vite ôté, mademoiselle Lane. Ou oublié sur une table de nuit. Avec un tatouage, ce risque n’existe pas. C’est pourquoi je continue à préférer cette seconde solution. Le bracelet est une concession, que je vous accorde pour la seule et unique raison que vous vous êtes enfin décidée à montrer les dents et à explorer vos… petits talents personnels.
Un léger sourire étira ses lèvres.
Tiens ? Ma tentative d’utiliser l’incendie qui couvait sous mon crâne avait fonctionné ! Voilà qui était intéressant. Certes, ce n’était pas aussi spectaculaire que de tordre les petites cuillères par la seule force de la pensée, mais c’était tout de même un début.
— Il n’y a pas moyen de retirer un tatouage, avec un scalpel, par exemple ?
L’encre ne devait pas rentrer bien profondément dans l’épiderme, si ?
— Ce serait dangereux, et terriblement douloureux. De toute façon, j’avais l’intention de le placer à un endroit discret.
Je baissai les yeux sur mon corps.
— Où donc pensiez-vous cacher un… Oh, et puis je ne veux pas le savoir, ajoutai-je.
J’examinai le bijou.
— Possède-t-il d’autres pouvoirs ?
— Rien qui vous intéresse. Mettez-le. Tout de suite.
Une lueur s’alluma au fond de ses yeux, qui disait clairement : « Cette fois, il n’y aura pas de négociations. » Refuser, c’était courir le risque qu’il mette ses menaces à exécution. Une fois qu’il m’aurait tatouée, je n’aurais d’autre solution que de m’en aller, comme je l’en avais averti, et malgré mes bravades, je n’étais pas prête à affronter seule les ténèbres qui m’entouraient.
Je glissai le bracelet autour de mon poignet. Il était trop large. Je le remontai vers mon coude ; il en retomba aussitôt et passa par-dessus ma main. Barrons eut juste le temps de le rattraper avant qu’il ne tombe sur le sol. L’écartant d’un geste ferme, il le glissa autour de mon biceps, avant de le serrer jusqu’à ce que les deux extrémités se touchent. J’étais tout juste assez musclée pour qu’il reste en place.
— Qu’avez-vous fait avec V’lane, en Faery ? demanda Barrons d’un ton trop désinvolte pour être honnête.
Pour toute réponse, j’esquissai un haussement d’épaules évasif. Non seulement je n’étais pas d’humeur à parler d’Alina, mais il risquait de ne pas apprécier que j’évoque le formidable orgasme qui m’avait emportée sur une plage de sable fin, sous le soleil de Faery. Je baissai les yeux vers le sol… et pris conscience que le garage était bien silencieux, ce soir. Son monstre était-il endormi ? Barrons m’avait vue entrer dans la place par effraction, grâce à sa caméra de surveillance. Il savait que je savais.
— Que gardez-vous dans les sous-sols de ce garage, Barrons ? demandai-je.
— Rien qui vous intéresse, répondit-il pour la seconde fois.
Il darda sur moi un regard glacé.
— Et si vous connaissez déjà la réponse, ne me faites pas perdre mon temps. Vous m’avez déjà gâché un mois entier.
— Comme vous voudrez, Barrons. Gardez vos petits secrets, mais soyez sûr d’une chose : je ne me confierai à vous que dans la mesure où vous vous confierez à moi. Vous me laissez dans l’obscurité, j’en fais autant, et résultat, nous nous cognons l’un contre l’autre. Pour ma part, je trouve ça parfaitement stupide.
— Je vois très bien dans le noir. Un conseil, brûlez ce costume de bain, mademoiselle Lane. Méfiez-vous de tout ce que vous offre votre Prince Charmant.
J’émis un petit rire ironique en agitant le bras où il m’avait fixé le bracelet.
— En revanche, je peux avoir une confiance aveugle dans ce que vous me donnez ? Je vous en prie !
— Si vous croyez pouvoir rester entre V’lane et moi et nous monter l’un contre l’autre à votre profit, vous courez au massacre. À votre place, mademoiselle Lane, je choisirais mon camp, et vite.
Le lendemain matin, j’entrepris de remettre la boutique en ordre. Je balayai, dépoussiérai, jetai dans un grand sac-poubelle les bibelots brisés et remis les livres en place sur leurs rayonnages. Barrons m’avait proposé de laisser le magasin fermé, mais je ne pus m’y résoudre. J’avais besoin de ce lieu. Si l’illusion était un baume, se lever chaque matin pour accomplir son travail du jour en était un autre.
Barrons n’avait pas cassé mon iPod ni mes petits haut-parleurs, que, par chance, j’avais mis en sécurité dans un placard sous le comptoir, de sorte que je pus travailler en musique. Tout en m’activant, je chantai à tue-tête une vieille chanson des Beach Boys :
— I want to go home. This is the worst trip I’ve ever been on.
De temps à autre, je regardais par la fenêtre, vers le ciel chargé de pluie et de vent, en essayant de m’habituer à l’idée que pendant que je me dorais au soleil avec le fantôme d’Alina, l’été avait été chassé par l’automne. Septembre avait passé sans moi ; nous étions en octobre. Je me consolai rapidement. Ces six heures de soleil, je ne les aurais peut-être pas eues en un mois entier à Dublin, de toute façon.
Vers l’heure du déjeuner, le magasin était déjà plus présentable. Je m’attaquai ensuite aux journaux déposés par les livreurs pendant mon absence mais restés invendus. J’apportai deux grands cartons dans lesquels j’entrepris de jeter les quotidiens, que je comptais porter ensuite jusqu’aux poubelles. Rapidement, je m’interrompis, mon attention attirée par les gros titres.
Au cours du mois qui venait de s’écouler, Dublin avait connu un pic de criminalité sans précédent. Les médias épinglaient d’ailleurs les gardai à ce sujet. (À titre personnel, j’espérais que l’inspecteur Jayne était désormais trop occupé par d’autres affaires pour continuer à me harceler.) Par rapport à l’année précédente, le taux des agressions et des viols non résolus avait augmenté de soixante-quatre pour cent, celui des homicides de presque cent quarante-deux pour cent. Et ce n’était pas tout. D’après la presse, la brutalité des attaques s’était également intensifiée de manière alarmante.
Je parcourus rapidement les journaux. Les événements qui s’étaient produits pendant le mois de septembre étaient plus inquiétants les uns que les autres. Il ne s’agissait pas de simples assassinats mais de tueries à la violence gratuite, d’authentiques actes de barbarie, comme si la part la plus noire de la société avait émergé au grand jour et faisait déferler sa folie meurtrière sur la ville. Tous les deux ou trois jours, la une annonçait un nouveau massacre en série, qui se soldait régulièrement par un suicide.
Était-il possible que les Unseelie qui hantaient la cité aient modifié, à l’insu de tous, le comportement des gens en libérant leurs instincts les plus primaires, le fameux ça cher aux psychanalystes ?
Et sur le front de la Zone fantôme, y avait-il eu d’autres développements pendant que j’étais partie ? Mal à l’aise, je tournai la tête vers ma droite… comme si je pouvais voir à travers le mur si le cancer qui rongeait le voisinage avait produit des métastases. Si je consultais les cartes de la ville, de nouvelles parties en auraient-elles été rayées ?
— La situation est effarante, dis-je à Barrons ce soir-là, alors que nous roulions à bord de sa seule voiture passe-partout, une berline sombre qui nous avait servi la nuit où nous avions cambriolé Rocky O’Bannion. Vous avez lu les journaux ?
Il hocha la tête.
— Eh bien, vous ne dites rien ?
— Il s’est passé beaucoup de choses en votre absence, mademoiselle Lane. Cela vous incitera peut-être à y réfléchir à deux fois, la prochaine fois que vous aurez envie de passer du bon temps avec V’lane.
J’ignorai cette pique.
— J’ai téléphoné à mon père, aujourd’hui. Il s’est comporté comme si nous nous étions parlés il y a quelques jours.
— Je lui ai envoyé un ou deux e-mails depuis votre ordinateur. Il a appelé une fois, je vous ai inventé une excuse.
— Vous avez fouillé dans mon ordinateur ? Ça ne se fait pas !
J’étais furieuse. En même temps, j’étais soulagée qu’il ait su éviter que papa ne s’inquiète de ma longue absence… et curieuse de savoir comment il s’y était pris pour contourner les blocages d’accès à mon ordinateur et à ma messagerie électronique.
— Comment avez-vous fait ? ne pus-je m’empêcher de lui demander.
Il me jeta un regard navré.
— Votre mot de passe général est « Alina ». Celui de votre messagerie, « arc-en-ciel ».
Je poussai un petit soupir irrité et m’adossai au siège passager. Il était raide et froid. Cette voiture n’était pas équipée de fauteuils chauffants. Je regrettais la Viper, la Porsche, la Lamborghini et toutes les autres, mais apparemment, ce soir, le mot d’ordre était « anonymat ».
— Où allons-nous, Barrons ? lui demandai-je, de mauvaise humeur.
Pour une fois, il ne m’avait donné aucune instruction quant à ma tenue. Laissée à mon propre jugement, j’avais opté pour un jean, un pull, des bottes et une veste.
— Nous allons voir une ancienne abbaye. Nous ne ferons que passer devant ; vous n’aurez pas besoin de la visiter. Cela ne nous prendra pas longtemps, mais elle se trouve à plusieurs heures de route.
— Que pensez-vous qu’elle abrite ? Vous cherchez quelque chose en particulier ?
— Non.
— A-t-elle été construite sur un ancien site sidhe-seer, comme le cimetière ?
Barrons n’agissait jamais sans de solides raisons. Pour une raison que j’ignorais, il soupçonnait la présence d’un Objet de Pouvoir dans l’enceinte de cette abbaye, et je voulais savoir ce qu’il espérait trouver.
Il écarta ma question d’un haussement d’épaules indifférent.
— Pourquoi ne voulez-vous pas la visiter ?
— Parce qu’elle est habitée, mademoiselle Lane, et que je doute qu’on nous réserve un accueil chaleureux.
— Ce sont des moines ?
La plupart des monastères obéissaient à des règles très strictes concernant la présence des femmes entre leurs murs.
— Ou peut-être des nonnes ?
Dans ce cas, c’était peine perdue ! Si elles posaient les yeux sur Jéricho Barrons, les religieuses croiraient voir le Diable en personne. Mon impossible associé ne se contentait pas de paraître dangereux ; il y avait en lui quelque chose d’indéfinissable qui me donnait, à moi, envie de me signer, et je n’avais rien d’une grenouille de bénitier. J’avais plutôt tendance à voir la présence divine dans un lever de soleil que dans les rituels poussiéreux de la religion, et la seule fois de ma vie où j’avais assisté à un office catholique – assis, debout, à genoux, assis, debout, à genoux – j’avais été si préoccupée par la prochaine posture à adopter que je n’avais rien entendu de ce qui était dit.
Barrons émit un marmonnement indistinct sans doute destiné à me signifier qu’il ne répondrait plus à mes questions et que je pouvais économiser ma salive. Qu’espérait-il apprendre sur cette mystérieuse abbaye s’il se contentait de la longer ? Il savait que j’avais besoin de me trouver à proximité immédiate d’un Objet de Pouvoir pour en percevoir la présence. Cette pensée en amena une autre, que je m’étonnai d’avoir oubliée jusqu’à présent. Je me frappai le front, surprise de cette distraction.
— Au fait, Barrons, vous ne m’avez jamais dit ce qu’il y avait derrière les portes du sous-sol, cette fameuse nuit, au pays de Galles.
À la soudaine tension de tout son corps, je compris qu’il n’en gardait pas un très bon souvenir.
— D’autres saletés de cambrioleurs.
— Pardon ? En plus de nous et de ceux qui ont pris l’Amulette ? Vous voulez dire que nous étions trois équipes sur place au même moment ?
— Saleté de nuit !
— Enfin, de qui s’agissait-il ? De personnes présentes à la vente aux enchères ?
— Aucune idée, mademoiselle Lane. Je ne les avais jamais vus. Je n’en avais jamais entendu parler. À ma connaissance, il n’y avait pas de saletés d’Écossais dans la course. À croire qu’ils sont tombés de cette saleté de ciel.
Il marqua un silence morose, avant d’ajouter :
— Et ils en savaient bougrement trop à mon goût.
Barrons ne m’avait pas habituée à exprimer ses émotions par une telle… saleté de langage. Je ne savais pas qui était cette troisième équipe, ni ce qui s’était passé après que V’lane m’avait transférée en Faery, mais cela l’avait profondément choqué.
— Qui vous dit que ce ne sont pas eux qui ont pris l’Amulette ?
— S’ils avaient été les assassins, il n’y aurait pas eu de massacre.
— Que voulez-vous dire ?
— L’un des hommes maîtrisait la magie noire, et tous deux possédaient un savoir druidique. Un druide s’il doit tuer, le fait proprement, sans effusion de sang. Celui qui a assassiné les vigiles et le personnel cette nuit-là – qui qu’il soit, quoi qu’il soit – a opéré avec le détachement sadique d’un psychopathe, ou sous le coup d’une rage folle.
Je concentrai mes pensées sur ces mystérieux voleurs, afin de chasser de ma mémoire l’image des corps effroyablement mutilés.
— Il y a donc encore des druides, de nos jours ? Je croyais qu’ils avaient disparu depuis belle lurette !
— C’est aussi ce que les gens pensent des sidhe-seers, répondit-il sèchement. Il serait temps de vous débarrasser de vos préjugés.
— Qu’est-ce qui vous fait dire que l’un d’entre eux pratiquait la magie noire ?
Il me décocha un regard en biais, signe qu’il commençait à se lasser de répondre à mes questions. À vrai dire, j’étais déjà surprise qu’il m’en ait dit autant.
— Il était couvert de tatouages. La magie noire coûte cher à qui la pratique, mademoiselle Lane, mais le prix peut en être réduit en gravant des runes de protection dans la peau.
Je réfléchis quelques instants à cela et tentai d’en saisir la logique.
— Il doit bien arriver un moment où l’on n’a plus un seul centimètre carré d’épiderme disponible ?
— Précisément. On peut reporter sa dette, mais pas indéfiniment. Croyez-moi, on se dit : « Encore un petit sort et j’arrête », mais c’est comme une drogue. Quand on a commencé…
Je lui jetai un regard à la dérobée en me demandant soudain ce que dissimulaient son élégant costume italien et sa chemise blanche amidonnée. Comme je le savais, il possédait tout le nécessaire du parfait petit tatoueur. À quoi ressemblait-il sans ses vêtements ?
— Eh bien, si ces hommes n’assistaient pas à la vente aux enchères, répondis-je en chassant prestement la brûlante vision qui s’imposait à mon imagination, comment ont-ils appris que l’Amulette se trouvait là ?
— Parce que vous croyez que j’ai pris le temps de papoter avec eux ? Vous veniez de vous volatiliser et je n’avais aucune idée de l’endroit où vous étiez partie. Nous avons réglé la question en vitesse avant de nous séparer.
Renonçant à chercher à comprendre ce qu’il entendait par « régler une question en vitesse », je regardai par la vitre. Nous traversions Temple Bar District. La hausse de la criminalité ne semblait guère avoir changé les habitudes dans le quartier du craic, où se pressait toujours la même foule de fêtards et de buveurs.
Ainsi qu’une alarmante proportion d’Unseelie.
Il y en avait au moins un pour vingt personnes. Devais-je en conclure qu’ils nourrissaient une prédilection pour les zones touristiques de Dublin, ou toute la cité était-elle envahie dans les mêmes proportions ? Ils étaient nettement plus nombreux que quelques jours… non, un mois auparavant, lorsque j’avais foulé pour la dernière fois le pavé de ces rues animées.
— Le Haut Seigneur a encore fait entrer des Unseelie pendant mon absence, on dirait.
Barrons hocha la tête.
— D’une manière ou d’une autre, mais pas par le 1247 LaRuhe. Il a dû construire un nouveau portail quelque part. J’ai oublié de vous le dire, mais le dolmen et l’entrepôt du 1247 ont été réduits en miettes. Comme si une bombe avait été larguée dessus.
Je plissai soudain les yeux, intriguée. Tout en l’écoutant, je venais de repérer la fée diaphane que j’avais aperçue, prenant un bain de soleil sur le rebord d’une fontaine, le jour où j’avais fait la connaissance de Dani. Elle se tenait devant un bar, parmi un groupe de jeunes gens. Sous mes yeux, elle devint encore plus transparente, puis elle fit un pas rapide en direction d’une brune pulpeuse au visage souriant, pivota sur elle-même et entra dans sa peau, comme si elle enfilait un manteau.
Interloquée, je vis la brune battre des paupières d’un air étonné, puis secouer la tête comme pour chasser quelque chose de son oreille. La fée ne sortit pas de son corps. Pendant que nous la dépassions, je me tournai pour suivre la jeune fille du regard à travers la vitre arrière. La fée ne réapparaissait toujours pas. J’étirai mes antennes de sidhe-seer pour tenter de la distinguer à l’intérieur de son hôtesse humaine.
En vain. Je ne pouvais ni la voir ni détecter sa présence. Si mes dons me permettaient d’arracher aux faës leur voile d’illusion, en revanche, je ne pouvais percevoir leur présence sous la peau d’un être humain. En vérité, je n’aurais jamais imaginé qu’ils fussent capables d’un tel prodige !
J’observai la brune jusqu’à ce qu’elle disparaisse de mon champ de vision. Elle ne souriait plus du tout. De quelle horreur venais-je d’être le témoin ? Je n’étais pas certaine de vouloir le savoir. Il m’était difficile, voire impossible, de sauter de la voiture pour courir là-bas dans l’espoir d’exorciser la malheureuse. Tout le monde autour de nous me prendrait pour une folle, et la fée parasite saurait que je l’avais vue.
— Oui, je sais, répondis-je à Barrons d’une voix distraite. C’est V’lane qui a fait ça pour moi.
Alarmée par le silence tendu qui venait de s’abattre entre de nous, je levai les yeux. Parole d’honneur, il me sembla voir de la vapeur sortir de ses narines.
— Quel dommage qu’il n’ait pas été là pour vous sauver le jour où vous avez failli passer l’arme à gauche ! répliqua-t-il froidement.
— Il m’a aidée à me débarrasser des Ombres. Où étiez-vous cette nuit-là ?
— Il vous a aidée moyennant paiement, précisa Barrons. Moi, je vous accorde mon aide sans rien vous demander en échange. Et je n’essaie pas de vous sauter dessus chaque fois que je vous vois.
— Comment, vous ne me demandez rien ? Vous m’utilisez comme détecteur d’Objets de Pouvoir. Vous m’obligez à me promener en tenue légère. Vous me donnez des ordres. Vous gardez vos informations pour vous, en me dévoilant le strict minimum pour obtenir de moi ce que vous voulez. Et comme lui, vous avez essayé de me passer un bracelet – mais vous, vous avez réussi. Je ne vois pas ce qui vous différencie l’un de l’autre ; vous êtes deux manipulateurs, et vous m’avez sauvé la vie une fois chacun. Égalité, la balle au centre !
Il freina alors si brusquement que ma ceinture de sécurité se plaqua entre mes seins. Si la voiture avait été plus récente, j’aurais reçu un airbag gonflé en plein visage. Puis il descendit, contourna le capot et ouvrit ma portière à la volée.
— Si vous pensez vraiment ce que vous dites, mademoiselle Lane, vous pouvez vous en aller.
Je regardai autour de moi. Nous avions quitté Temple Bar District pour entrer dans un quartier résidentiel dont les rares commerces fermaient à la nuit tombée. Même armée de ma pointe de lance et de mes lampes torches, je n’avais aucune envie de traverser seule les rues sombres et désertes qui s’étendaient alentour.
— Je vous en prie, bougonnai-je, ne soyez pas aussi mélodra… Aaah !
Je pris ma tête entre mes mains. Il me semblait soudain qu’une myriade de pics à glace chauffés au fer rouge me perforaient le crâne.
Notre visite à l’abbaye devrait attendre.
Je fus secouée d’une violente nausée, tandis que la zone mystérieuse de mon cerveau s’embrasait, gagnait tout mon esprit, puis chaque cellule de mon corps, comme si l’on me jetait de l’essence pour me brûler vive.
Il me sembla que ma peau se couvrait de cloques, se consumait. Je pouvais même sentir l’odeur de ma chair qui brûlait.
Puis je sombrai dans une bienheureuse inconscience.
— Encore le Sinsar Dubh ? demanda Barrons lorsque je revins à moi.
J’aurais hoché la tête si je n’avais pas eu aussi mal.
— Ou… oui, répondis-je dans un souffle.
D’une main tremblante, je palpai mon visage, mes lèvres, mes joues, mes cheveux… et constatai avec étonnement que ma peau n’était pas couverte d’horribles brûlures et que mes cheveux, bien que courts et d’un noir déprimant, étaient toujours là.
— Où sommes-nous ?
Il ne me semblait pas être sur un siège de voiture.
— De retour au magasin. Cette fois-ci, mademoiselle Lane, vous n’avez pas repris conscience immédiatement. J’en ai déduit que nous nous trouvions à proximité immédiate du Livre et que celui-ci était immobile. Je suis donc parti à sa recherche.
Il marqua une pause.
— Recherche que j’ai dû interrompre de peur de vous achever.
— Que voulez-vous dire ?
Contre l’évanouissement, il n’y a rien à faire. Le monde continue sa course autour de vous, mais vous n’êtes plus là pour le voir.
— Vous étiez agitée de convulsions. Plutôt violentes.
Je cherchai son regard.
— Vous voulez dire que vous m’avez jetée sur votre épaule pour me promener dans le quartier comme si vous teniez une baguette de sourcier ?
— Que vouliez-vous que je fasse ? La dernière fois que vous avez croisé le Sinsar Dubh, vous vous êtes évanouie, mais dès qu’il s’est éloigne, vous avez repris conscience. J’en ai logiquement conclu que si vous ne reveniez pas à vous, c’était que le Livre ne changeait pas de place et que, par conséquent, nous étions tout près de ce maudit bouquin. J’ai supposé que votre état s’aggraverait si nous nous en rapprochions, même si vous restiez inconsciente. Cela a été le cas, et j’ai dû battre en retraite. À quoi diable êtes-vous utile si vous tombez en syncope dès que vous vous trouvez dans le voisinage du Sinsar Dubh ?
— Figurez-vous que je me pose la même question. Je n’ai pas choisi de posséder ce don, et encore moins de devoir en supporter les conséquences.
Un long frisson me parcourut. À présent que l’incendie en moi s’était éteint, j’étais glacée jusqu’aux os et je claquais des dents. J’avais éprouvé la même sensation le jour où le Livre Noir était passé tout près de moi – un froid intense, polaire, comme soufflé par la puissance maléfique du plus redoutable des quatre Piliers des Ténèbres.
Barrons s’approcha du petit poêle à gaz, dont il alluma la flamme, puis il alla me chercher une couverture. Je me drapai frileusement dedans tout en me redressant en position assise.
— Dites-moi ce que vous ressentez quand la crise se déclenche, ordonna-t-il.
Je levai les yeux vers lui. Malgré la sollicitude dont il m’entourait, il ne s’était pas départi un instant de son attitude distante, impersonnelle. Les soins qu’il me prodiguait n’étaient dictés que par l’intérêt professionnel. Combien de temps m’avait-il exposée à des convulsions de plus en plus violentes, avant de revenir sur ses pas ? Quel crève-cœur cela avait dû être pour lui de devoir renoncer, si près du Sinsar Dubh, de peur de me tuer avant de l’avoir localisé ! Car il ne pouvait prendre le risque d’endommager définitivement son détecteur d’Objets de Pouvoir, sous peine de perdre son avantage sur ses concurrents.
Et si, d’une façon ou d’une autre, il avait eu des raisons de penser que je mourrais de ma crise, mais pas avant qu’il ait trouvé ce qu’il cherchait, aurait-il un instant hésité à me sacrifier ?
Sur ce point, je n’avais – hélas ! – guère de doutes. Il y avait en lui ce soir-là une froide résolution, une détermination effrayante, presque palpable. J’ignorais pour quelle raison il voulait ce livre, mais j’avais une certitude : le Sinsar Dubh était pour lui un aboutissement, le Saint-Graal. Le rechercher était devenu pour lui une telle obsession qu’il en devenait dangereux.
— C’est la première fois que vous l’approchiez d’aussi près, n’est-ce pas ? demandai-je sur une intuition.
— À ma connaissance, oui, répondit-il d’un air un peu pincé.
Tout à coup, il pivota sur ses talons et donna un coup de poing furieux dans le mur. Il avait frappé avec netteté, précision, en une explosion de violence parfaitement maîtrisée. Des éclats de plâtre et des écailles de peinture volèrent sous l’impact et se collèrent sur son poing fermé, qui avait traversé l’épaisseur du mur jusqu’à la brique. Barrons s’appuya contre celui-ci, le souffle court.
— Vous ne pouvez pas savoir depuis combien de temps je pourchasse ce maudit objet. Vous n’en avez aucune idée.
Je me figeai.
— Pourquoi ne me le dites-vous pas ?
Que devais-je comprendre ? Dix ans ?
Dix mille ?
Il laissa éclater un rire sans joie, aussi sec que le raclement de chaînes contre des ossements.
— Eh bien, mademoiselle Lane, vous n’avez pas répondu à ma question. Que ressentez-vous lorsque vous vous approchez du Livre Noir ?
Je secouai la tête… et le regrettai aussitôt. J’étais lasse des manières évasives de Barrons et tenaillée par une sourde migraine, dont les douloureuses pulsations se propageaient jusque sous mes paupières. Je fermai les yeux. Un jour, j’aurais des réponses à mes questions, d’une façon ou d’une autre. Pour l’instant, j’allais lui donner celles qu’il attendait, dans l’espoir qu’il pourrait faire la lumière sur un obstacle de plus en plus gênant : l’impossibilité dans laquelle je me trouvais de m’approcher de l’objet que ma sœur, avant de mourir, m’avait demandé de retrouver.
— Cela me frappe de façon si soudaine et si violente que je n’ai pas le temps d’y réfléchir. Tout ce que je sais, c’est qu’à un moment, je vais bien, et que la seconde d’après, je ressens une souffrance telle que je ferais n’importe quoi pour qu’elle cesse. Si elle se prolongeait et que je ne m’évanouissais pas, je crois que je vous supplierais de m’achever.
Je rouvris les yeux.
— Enfin, c’est plus complexe que cela. J’ai la même sensation que si une malédiction était proférée contre tout ce que je suis. Comme si le Livre et moi étions l’antithèse l’un de l’autre et que nous ne pouvions pas partager un même espace, tels deux aimants qui se repoussent mutuellement… à la différence que le Sinsar Dubh m’écarte avec une telle force qu’il m’écrase presque.
— Inversion polaire, murmura Barrons. Je me demande si…
— Oui ?
— Si l’on affaiblit son contraire, ne perdra-t-il pas un peu de sa puissance ?
— Je ne vois aucun moyen de réduire la puissance du Livre Noir, Barrons, ni d’augmenter ma propre force.
Il me regarda d’un air patient. Comme s’il attendait que je comprenne quelque chose…
Je réprimai un hurlement scandalisé.
— Vous voulez dire, m’affaiblir, moi ? Ou plus exactement, me rendre mauvaise, afin que le Sinsar Dubh cesse de me repousser ? Que voulez-vous qu’il en sorte de bon ? Je deviendrais un danger, j’augmenterais mes chances de m’emparer d’un objet dangereux avec lequel je m’empresserais de faire le mal ! Où est l’intérêt de gagner une bataille, si c’est pour perdre la guerre ?
— Peut-être, mademoiselle Lane, ne menons-nous pas la même guerre, vous et moi.
S’il s’imaginait que céder aux forces du mal était une solution et non un problème, il avait raison : son combat n’était pas le mien.